lundi 29 octobre 2012

Littérature - Gog

Le livre le plus sidérant qui soit au monde.

               Il me faut à tout prix vous parler de ce livre que j'ai sacralisé comme ma nouvelle bible aussitôt sa lecture achevée, avant de commencer immédiatement une première relecture.
Je n'ai pas le souvenir d'avoir à ce point pu intimer, totemer, chérir et adorer un livre dans son entièreté, de la première lettre de sa première de couverture à la dernière lettre de sa quatrième de couverture. Laissez moi donc vous introduire auprès de Gog, à la fois auteur et personnage fictif de ce très curieux ouvrage édité à 666 exemplaires uniquement (illustré ici par Rémi).
Misanthrope milliardaire et observateur cynique d'un monde où rien ne va plus, Papini peint dans Gog le portrait incroyablement actuel -bien que le livre fut publié pour la première fois en 1931- d'une société capitaliste malade et d'un monde qui n'a plus rien d'autre à proposer que de la folie et de l'ennui à travers les mémoires (se présentant sous la forme de brefs chapitres indépendant les uns des autres) du personnage éponyme, qu'aucune compagnie humaine ne saurait distraire. Pour palier à cet ennui, Gog entreprend de voyager à travers le monde. Au fil de ses récits, il aura quelques entretiens philosophiques avec Gandhi, Freud, Ford, Lénine et quelques autres, visitera des lieux surprenants comme la petite boutique de Ben Koussaï, collectionnera des géants, des sosies et des cœurs en bocaux, puis, las de ce matérialisme omniprésent, finira par se plaire en la condition de vagabond.
Gog est un roman à la fois noir et cynique, philosophe et métaphysique, provocateur et futuriste. Il serait difficile d'avoir à le classer tant il tient à la fois du surréalisme, parfois presque du documentaire, du dadaïsme et du recueil de poèmes, chaque chapitre relevant en un sens d'un genre de fable philosophique.

Si Papini a écrit sa biographie à vingt ans, Gog résume aussi, quelque part, la vie de son auteur. En effet, Papini a eu une vie fascinante. Il était un chrétien futuriste misanthrope qui vira au fascisme à la fin de sa vie, et l'on retrouve en son œuvre l'ampleur de sa merveilleuse folie.
Et puis, pour combler le tout, les dessins de Rémi (qu'on a viré de Libération pour sa vision trop radicale de l'actualité) sont superbes.

Sur ce, pour vous prouver l'étonnante modernité de ce livre exceptionnel, petit extrait de l'un de mes chapitres favoris, "Pédocratie".

           " Il fut un temps, à ce qu'on raconte, où les vieux commandaient. Monopole du culte et du pouvoir, gérontocratie. Aujourd'hui nous sommes en pleine pédocratie. En tous, dominent les blancs-becs. Ce sont eux qui donnent à la civilisation sa couleur et sa direction. Nous sommes entre les mains de mineurs. Il suffit de regarder autour de soi : les goûts de l'enfance sont devenus ceux de la plupart des gens [-].
   Comment expliquer que le genre littéraire aujourd'hui le plus productif, soit le roman, dont, pendant tant de siècles, le monde s'est fort bien passé? C'est que les hommes sont redevenus des enfants et qu'ils veulent entendre raconter des histoires. Entre les contes de nos grands-mères et les romans de Branch Cabell ou de Garnett, par exemple, il n'existe, au fond, qu'une différence de nom. Le surréalisme et le dadaïsme n'ont-ils pas remis en honneur l'incohérent bégaiement de la prime jeunesse? En peinture, les plus modernes dessinent comme des enfants ; ils en sont revenus au synthétisme ingénu et bouffon d'une figuration que l'on ne trouvait auparavant que sur des cahiers d'école ou sur les murs des latrines. Le douanier Rousseau, si prisé maintenant, est un homme qui imagine et colorie à la manière d'un gosse de dix ou douze ans.
   Même bouleversement dans la façon de se distraire. Les grecs de l'Antiquité cherchaient leur plaisir dans l'art tragique, qui exigeait, pour être goûté, de la réflexion et de la culture. Aujourd'hui, ce ne sont pas seulement les gamins, mais aussi les hommes et les femmes de tous âges qui se précipitent au cinéma -lequel, en somme, n'est autre chose qu'un perfectionnement de la vieille lanterne magique, délice dans bambins de jadis. Aucun effort intellectuel n'est exigé des amateurs de films et, ce qui est le propre de l'adulte, l'intelligence, se trouve mis de côté. Tous les amusements aujourd'hui populaires sont plus visuels que spirituels ; c'est dire qu'ils sont enfantins.
   Une des passions de l'enfant qui joue est de surpasser les autres : être le premier ! Les hommes, de nos jours, ont introduit en toutes choses cette manie puérile, dans les plus insignifiantes comme dans les plus graves. Battre un record est, aujourd'hui, l'idéal de tous ; celui des Anciens était la sagesse, la paix, le renoncement.
   La folie du sport est un autre symptôme : les sports, pour la plupart, ne sont autre chose que de vieux jeux d'enfants adaptés à l'usage des grands et rendus plus solennels par la publicité et la spéculation. Ce que les gamins appellent faire la course, jouer à la balle, se battre à coups de poing, les adultes le dénomment cross-country, football, boxe... [-].
   Cet infantilisme progressif se retrouve jusque dans la philosophie. A la raison, qui est le propre de l'homme fait, et à la dialectique qui est sa force, on substitua de plus en plus l'inspiration, l'inconscient, l'intuition : en somme, l'irrationnel, qui est le propre du jeune âge [-].
  Les femmes, qui sont toujours les premières à fleurer d'où vient le vent, ont déjà compris ce qu'il convenait de faire : aussi cherchent-elles à ressembler en tout aux jeunes gens. L'idéal de la femme antique était la matrone ; celui de la femme bien moderne est l'éphèbe.
   Et il me vient à l'esprit que le mot "prêtre" vient de presbutes, ce qui lui donnait le sens de vieillard. La civilisation moderne, avec sa tendance à l'hégémonie des impubères, serait-elle donc l'antithèse du sacerdoce ? "

 
 Voilà.
Ce livre est sidérant. Sidérant.

3 commentaires:

  1. (Je suis Chigiku, mais pas envie de me connecter sur un des ordis du lycée).

    Je viens juste de tomber sur cet article (en faisant d'ailleurs des recherches sur le livre dont tu m'avais parlé haha), et rien que l'extrait est passionnant. Les passages m'ayant le plus touché sont :

    "Une des passions de l'enfant qui joue est de surpasser les autres : être le premier ! Les hommes, de nos jours, ont introduit en toutes choses cette manie puérile, dans les plus insignifiantes comme dans les plus graves. Battre un record est, aujourd'hui, l'idéal de tous ; celui des Anciens était la sagesse, la paix, le renoncement.
    La folie du sport est un autre symptôme : les sports, pour la plupart, ne sont autre chose que de vieux jeux d'enfants adaptés à l'usage des grands et rendus plus solennels par la publicité et la spéculation. Ce que les gamins appellent faire la course, jouer à la balle, se battre à coups de poing, les adultes le dénomment cross-country, football, boxe... [-]."

    ainsi que :

    "Les femmes, qui sont toujours les premières à fleurer d'où vient le vent, ont déjà compris ce qu'il convenait de faire : aussi cherchent-elles à ressembler en tout aux jeunes gens. L'idéal de la femme antique était la matrone ; celui de la femme bien moderne est l'éphèbe."

    Comment t'es tu procurée ce livre? Il doit être rare avec si peu d'exemplaires (aller chercher le détail jusque dans le nombre d'exemplaires parus est fascinant ou drôle, je ne sais pas). Est il disponible dans les bibliothèques?

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    1. Ah, je suis vraiment contente que ça te plaise. Ce livre est vraiment dingue et d'une impressionnante actualité.
      J'ai eu ce livre pour la première fois entre les mains grâce à mon ex-copain qui me l'avait prêté. Cette édition est effectivement rare à cause du nombre très limité d'exemplaires tirés, et je ne sais pas du tout s'il se trouve en bibliothèque, mais en tout cas j'en ai acheté un d'occasion sur Ebay, je pense qu'on peut aussi en trouver sur Amazon. Il existe également des versions plus anciennes, non illustrée par Rémi (bon, j'admets que pour moi, les dessins comptent aussi parce que j'aime beaucoup le travail de Rémi), mais peut-être plus aisément trouvables, je ne sais pas bien.

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    2. D'accord, merci beaucoup, je vais donc faire des recherches, je crois que ça vaut le coup! Sans illustrations c'est assez dommage, mais cela me va tout de même. ^_^

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